Encampés, de quel(s) droit(s) ?

Compte rendu

« Encampés, de quel(s) droit(s) ? »

Marjorie BeulayAnne-Laure ChaumetteLaurence DubinMarina Eudes

Compte rendu rédigé par Mme Joanne KIRKHAM, Doctorante, ATER en droit public à l’Université Paris II Panthéon Assas

     Dans le livre « Encampé(s) de quel(s) droit(s) ? » publié le 22 décembre 2020 dans la collection Transition & Justice de l’Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, Marjorie Beulay (maître de conférence à l’Université Picardie Jules Verne), Anne Laure Chaumette (maître de conférences HDR à l’Université Paris Nanterre), Laurence Dubin (professeure de droit public à l’Ecole de droit de la Sorbonne Paris I) et Marina Eudes (maître de conférence HDR à l’Université Paris Nanterre), se proposent d’étudier le phénomène des camps d’étrangers dans une perspective pluridisciplinaire. Les études sur le sujet ne sont pas nouvelles. En effet, de nombreux auteurs se sont attelés à l’étude extensive de la vie dans les camps, et des associations dénoncent souvent les conditions de vie déplorables des étrangers dans ces structures particulières. Ce livre, cependant, tente d’aller au-delà. Avec une approche juridique novatrice, il se propose, par le biais de contributions diverses, de répondre à deux questions fondamentales : qu’est-ce que le camp, objet nouveau et non identifié, et dans quelle normativité évolue-t-il ?

     Le propos de l’ouvrage émane d’un double constat. Tout d’abord, comme souligné en préface par Danièle Lochak (p. 9) le premier enjeu est de faire comprendre que même s’il n’existe pas actuellement de véritable définition juridique du camp, ils existent de fait. Cela nécessite donc de faire un état des lieux des différentes formes d’enfermement regroupées sous ce même vocable, ce que plusieurs contributions se proposent de faire. (I) 

Ensuite, de cette absence de définition précise des camps ne semble pouvoir découler qu’une incertitude concernant les règles de droit international qui les régissent. C’est l’objet des contributions qui visent à faire un inventaire complet du corpus juridique pertinent, et des difficultés liées à son application.  (II)

Les camps : absence de définition juridique 

     Les enquêtes diverses et les cas d’espèces évoqués par l’ouvrage prouvent ici l’utilisation récurrente du camp depuis de nombreuses années. En effet, alors que la contribution de Pierre-Olivier Chaumet (p.83) s’attache ainsi à démontrer le caractère ancien de la pratique en droit français en revenant sur les camps de réfugiés espagnols sous la IIIe République, plusieurs autres contributions prennent en exemple un certain nombre de situations récentes. Sont ainsi évoquées les situations de camp d’étrangers au Liban et en Iraq selon une enquête de 2017 (Julien Théron p.23), en Centrafrique et en République Démocratique du Congo (Enrica Picco p.121 ; Ebengo Honoré Alfani et Djemila Carron p.377), ou encore le cas particulier des déplacés internes en Haïti suite au séisme de 2010 (Edith Vanspranghe p.411). Toutes ces contributions montrent avec force la variété des phénomènes pouvant être rassemblés sous le vocable de « camp », ce qui explique, en partie, les difficultés évoquées par la première partie de l’ouvrage sur l’établissement d’une définition de celui-ci.  

     Approché par Olivier Clochard dans sa contribution (p. 63) comme un espace placé « en dehors du système juridique normal », il souligne la lente réintroduction de cette notion controversée, d’abord associée aux camps nazis, dans les sciences sociales depuis le début des années 2000. L’auteur, suivant une approche sociologique intéressante, cherche à trouver des points communs entre les camps du passé et du présent, que ce soit en termes de capacité d’accueil, de durée de rétention ou bien même de particularités architecturales. Il fait également le constat, évoqué de nombreuses fois dans l’ouvrage, que malgré leur variété de fonction ou de structure, ces lieux d’enfermements sont devenus des éléments importants des politiques d’immigrations en Europe. (p.81). 

     Une autre contribution, par Aurore Mréjen (p.103) se propose quant à elle d’élaborer une définition des camps par une lecture croisée de deux auteurs, Arendt et Angamben. Elle affirme que l’incapacité des États de garantir les droits déclarés dans les camps, conduit à priver les individus de leur place dans le monde. Ce constat de l’échec des règles internationales, et du principe d’égalité des droits pourtant formellement consacrée en droit international fait écho à une autre partie du livre qui se propose de traiter, plus en détail, des lacunes sur la question. 

     De son côté, Enrica Picco (p.121) met en lumière les difficultés de la vie en camp, situation envisagée comme provisoire, mais qui devient pérenne dans des pays en guerre. De cette pérennisation d’un état d’exception émanent de nouvelles règles communes, fixées à l’intérieur même des camps d’étrangers. 

     Finalement, Karine Parrot (p.35) revient sur les différentes typologies des camps, entendu comme un « espace plus ou moins clos où des personnes sont plus ou moins contraintes de vivre ». Par le biais d’une analyse précise des fonctionnements de centres de rétentions français, de la jungle de Calais ou autres, elle démontre comment toutes ces situations peuvent être qualifiées de camps, puisqu’elles présentent des caractéristiques communes : le fait que des exilés puissent être piégés en ces lieux ; un lien structurel fort entre indétermination des catégories juridiques, droits associés et pérennisation de cette situation irrégulière ; ainsi que des politiques de rejet exacerbées provenant des États hôtes.  

En définitive, le camp est compris dans l’ouvrage comme un dispositif d’enfermement faussement provisoire qui vise à contenir et administrer la vie des étrangers en situation irrégulière, pendant plusieurs années, afin de les destiner à un éventuel statut juridique régulier une fois hors du camp. Néanmoins, les divers contributeurs soulignent qu’une typologie exhaustive des camps, sans définition normative, contribue à l’invisibilisation de celui-ci en droit international. En effet, si l’on sait pourquoi les étrangers sont encampés, l’institution juridique qu’est le camp n’est pas du tout appréhendée en droit international.

Les lacunes du droit international et ses conséquences

   L’apport de l’ouvrage ici est fondamental, puisqu’il dresse un inventaire précis des différents corpus juridiques internationaux pertinents et se demande pourquoi ces règles ne sont pas effectivement appliquées aux camps d’étrangers. 

Tout d’abord, et comme souligné dans la préface et par Laurence Dubin (p.25), la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ne propose qu’un encadrement parcellaire des camps d’étrangers. Ce premier constat, étayé par les contributions de Jean Matringe (p.271) et Marion Tissier-Raffin (p.323), met en lumière une véritable défaillance du droit international des réfugiés sur la question des camps que les auteurs attribuent à plusieurs facteurs. 

      Déjà, le droit généralement applicable aux camps est celui de l’État hôte, en vertu du principe de souveraineté territoriale. Cependant, les mêmes auteurs soulignent que les pratiques étatiques visent le plus souvent à aménager le régime de droit commun en créant un régime d’exception pour écarter ou retarder toute reconnaissance de droits aux encampés. 

Cette première difficulté est aggravée par les dispositions de la Convention de 1951 qui ne semble imposer aucune obligation aux États parties d’accueillir des étrangers en situation irrégulière ou même d’accorder une protection spécifique si ce n’est le non-refoulement. Dans sa contribution, Maruon Tissier-Raffin (p.323) constate qu’aucun État n’est contraint à mettre en œuvre une procédure d’éligibilité au statut de réfugié, ni même d’accorder un permis de résidence, malgré une tolérance de fait sur leur territoire. 

     De cette même réalisation, Jean Matringe (p.271) déduit que la pratique du camp contreviendrait à la liberté d’aller et venir, ainsi qu’au principe de non-discrimination, notamment lorsque certains réfugiés sont encampés et d’autres non. Outre ces violations dites classiques, Marion Tissier-Raffin affirme quant à elle que les camps d’étrangers violeraient plus largement l’objet et le but de la Convention de Genève, en cela qu’ils constituent une pratique visant à contourner la logique d’intégration consacrée par le statut de réfugié. 

     Ensuite, plusieurs contributions s’intéressent à l’apport de corpus plus spécifiques sur la question des camps, notamment le droit international humanitaire. Ici encore, comme l’évoque Marina Eudes dans sa contribution sur le droit international humanitaire (p307), l’application des règles, pourtant pertinentes, telle la protection des civils, semble fragilisée par un certain nombre d’aléas (indétermination de la zone de combat), et de facteurs d’empêchement divers (impossibilité de négocier avec les parties au conflit, présence de belligérants au sein des camps). 

  Finalement, les conséquences de cette indétermination juridique entraînent plusieurs problèmes allant de la déresponsabilisation des acteurs dans l’accueil et le traitement des personnes, à une invisibilisation et précarisation des « encampés », problèmes traités en détail par la contribution de Marjorie Beulay (p.359). 

     Plus largement, ces normativités diverses sont souvent peu ou pas connues de l’encampé qui tente de trouver un semblant de stabilité dans des structures moins protectrices mais plus proches, que ce soit par le biais de ses pairs à l’instar des constitutions du camp de réfugié de Kakuma évoqué par Ebengo Honoré Alfani et Djemila Carron (p.377) ou en sollicitant l’intervention des organismes gérant les camps (le CICR, ou le HCR dans certains cas). 

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     Dans un contexte d’actualité très fort, avec l’annonce de l’Union Européenne sur le financement de nouveaux camps d’étrangers sur les îles grecques, le livre propose de montrer, de manière claire, comment ceux-ci sont davantage des lieux de précarisation que de protection des individus, et que le désengagement de l’État, figure pourtant essentielle pour la garantie des droits des encampés, contribue également à cette insécurité. Grâce à un inventaire complet de la situation de certains camps, soutenu par des enquêtes de terrain (Anne-Laure Chaumette p.431), cet ouvrage affirme que l’absence de règlementation contraignante de la gestion des camps pour les États, et des recommandations trop imprécises du HCR ne suffisent pas à assurer une protection efficace et homogène. L’ouvrage conclut en affirmant que l’élaboration de règles contraignantes et universelles permettrait de faire de ce régime juridique d’exception un régime juridique stable, et de peut-lutter contre le modèle dominant des camps, que Michel Agier appelait en 2017 « la fabrique des indésirables ».