Les Nations Unies et la gouvernance de l’Internet

Compte rendu
Grand Débat du 2 mars 2020

Le présent compte rendu de l’AFNU a reçu l’accord des intervenants

La deuxième édition du Grand Débat du cycle “Paroles de diplomate”, organisée par l’AFNU en partenariat avec le Centre Thucydide, le 2 mars 2020 a eu pour thème Les Nations Unies et la gouvernance de l’Internet.

La question du numérique est traitée à l’ONU depuis près d’une vingtaine d’années, avec dès 1998, un projet de résolution porté par la Fédération de Russie sur la télévision numérique dans le contexte de sécurité collective. En 2000, l’ONU soulignait la nécessité d’accorder à tous l’accès aux technologies de l’information et de la communication. Depuis, un grand nombre de travaux a été lancé, prenant notamment en compte la cybersécurité. Des groupes de travail sont mis en place, dont six Groupes Gouvernementaux d’Experts (GGE) depuis 2004. En 2018, a été créé un groupe de travail à composition non-limitée sur les progrès de l’informatique et des télécommunications (OEWG).

Sur la question de la régulation normative, une résolution sur la culture mondiale de la cybersécurité est adoptée en 2003 et vise notamment à lutter contre l’usage de technologies à des fins criminelles. En parallèle, nombre de rapports sur les enjeux numériques paraissent. L’ONU est active dans la mobilisation des organes et institutions, mais aussi dans le travail normatif sur la cybersécurité, la cybercriminalité, etc.

Pour autant, peut-on dire que son action est efficace ? Il faut, ici, distinguer deux niveaux de réponse.

L’ONU a des compétences générales, mais a-t-elle vocation à couvrir tous les aspects de la question du numérique ou à se spécialiser sur les questions de cybersécurité ? On observe un certain manque d’efficacité au vu des échecs du GGE de 2017 et de l’existence parallèle du GGE et de l’OEWG, dont les travaux portent quasiment sur le même objet, avec des approches certes différentes. Cela pose aussi la question du type d’action qui doit être mené : assistance technique, action opérationnelle, travail purement juridique et normatif ; application et adaptation du droit international existant ou élaboration de nouvelles normes ?

Dans un cadre plus large, d’autres organisations internationales s’emparent de la question, à l’instar de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de l’Union européenne (UE), de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), ou bien encore de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Cela sans compter sur un réseau d’institutions non-étatiques et un certain nombre d’initiatives mixtes, comme l’Appel de Paris de 2018 pour la confiance dans le cyberespace.

Quelle place occupe l’ONU dans la gouvernance de l’Internet et suffit-elle pour régler cette très large problématique ?

Première Table Ronde – Le rôle institutionnel de l’ONU dans la gouvernance de l’Internet avec Salwa TOKO, Lucien CASTEX, Patrick JACOB sous la présidence de Frédérick DOUZET

Propos introductifs: Frédérick DOUZET, professeur de géopolitique à l’Université Paris 8, directrice de l’IFG Lab et du centre de Géopolitique de la Datasphère (GEODE), Présidente de la table ronde.

La gouvernance de l’Internet est définie communément comme l’élaboration et l’application par les États, le secteur privé et la société civile, dans le cadre de leurs rôles respectifs, de principes, normes, règles, procédures, prises de décision et programmes communs propres à modeler l’évolution et l’usage de l’Internet. Cette définition laisse une large place à l’interprétation. On peut distinguer la gouvernance de l’Internet (architecture du réseau, infrastructure… ) de la gouvernance sur l’Internet (contrôle des contenus, de l’information…) La question de la gouvernance de l’Internet était d’abord peu politisée, notamment en raison de la suprématie des États-Unis sur tout le cyberespace et parce qu’elle était perçue comme une question très technique sans dimension politique très forte – à l’exception de certains États, souvent autoritaires, avec un réel besoin de contrôle.

Les vraies discussions à l’ONU commencent dans les années 2010 avec la prolifération de cyberattaques et la prise en compte du cyberespace comme un enjeu stratégique. Dès lors, on assiste à une volonté de territorialisation du cyberespace qu’il faut contrôler et maîtriser. Ce phénomène est accéléré par les révélations Snowden qui préoccupent les États, les poussant à remettre en question la suprématie américaine dans le cyberespace. Très vite, les questions de sécurité nationale se mêlent aux questions de gouvernance et l’on voit émerger une profusion d’instances privées qui s’articulent indépendamment, mais aussi autour des Nations Unies. Quelle place pour l’ONU dans ce panorama ?

Lucien CASTEX, Secrétaire général Internet Society France

Le Sommet Mondial pour la Société de l’Information est une initiative de l’ONU qui a donné lieu à un certain nombre de travaux montrant le rôle ambivalent de l’ONU sur la gouvernance de l’Internet. D’une part, on remarque une volonté d’opérationnaliser certaines agences onusiennes, mais des réticences étatiques bloquent le processus d’autre part. Le modèle multi-stakeholder a été une solution pour inclure de nouveaux acteurs tout en gardant une pluralité d’acteurs. Cela s’inscrit également dans l’effort pour rendre les technologies numériques inclusives, tout en garantissant que l’individu soit au centre du développement des technologies du numérique.

La question des protocoles porte aussi sur la régulation des contenus, notamment les contenus haineux, terroristes et le spam. Cela pose plusieurs problèmes : comment assurer la neutralité du net ? Qui négocie les standards ? Qui les applique ? Cela pose aussi la question de la définition et de la responsabilité des intermédiaires techniques et du respect de la vie privée.

Les questions techniques deviennent donc des questions très politiques. Comment, malgré la technicité et la complication des sujets, obtenir une meilleure inclusivité dans la technologie d’internet ? Dans cette optique, les enjeux de la gouvernance de l’Internet recouvrent actuellement les problèmes de l’anonymat, de l’accessibilité, du multilinguisme, de la diversité culturelle et de la découvrabilité des contenus locaux.

Salwa TOKO, Présidente du Conseil National du Numérique, note un problème de parité et d’intégration des jeunes dans le domaine numérique, soulignant, par ailleurs, l’importance de la souveraineté numérique, expression apparue en 2011, et qui appartient à tout le monde, puisque l’Internet est un espace global. Comment les États peuvent l’orchestrer à l’échelle nationale, mais plus fondamentalement à l’échelle internationale ? Comment rendre accessible et inclusif un Internet façonné par le monde occidental et qui se veut universel ? Les écarts techniques entravent l’usage responsable et souverain de l’Internet. Comment l’ONU peut-elle garantir cette souveraineté numérique ?

Patrick JACOB, professeur de droit public à l’Université Versailles-Saint Quentin, rappelle la diversité des thèmes abordés et la définition large qui a été retenue de la gouvernance de l’Internet. La définition évolue avec le tout : propriété intellectuelle, nommage, développement puis neutralité, surveillance de masse et plus tard questions relatives aux cyberattaques et à l’accès transfrontière aux données. L’accent est mis sur l’un ou l’autre de ces thèmes à un moment or les acteurs ne sont pas les mêmes selon les questions qui sont posées. En conséquence le rôle de l’ONU n’est pas le même. On peut tenter d’établir une séparation entre gouvernance de l’internet et la gouvernance sur l’internet, qui serait, en creux, une distinction entre technique et politique, mais il y a une grande porosité entre ces deux domaines.

Il existe trois modèles de gouvernance :

  • un modèle étatique, unilatéral, dans lequel les Etats régulent le secteur numérique. Ce modèle pose deux difficultés : soit une extraterritorialité marquée parce que l’Etat dominant imposerait sa position par l’extension de son droit (modèle américain ou européen avec le Règlement général sur la protection des données à caractère personnel) ; soit une compartimentation de l’Internet, que l’on voudrait pourtant global du fait de la différenciation de l’Internet selon les Etats qui entendent réguler les contenus (territorialisation du cyberespace) ;

  • un modèle interétatique, dont les débuts remontent à la création de l’Union internationale des télécommunications (UIT). S’agissant d’Internet, l’ONU serait au contraire un modèle à éviter et ce pour deux raisons : d’une part le phénomène libertarien animant l’Internet des débuts, qui vise à le soustraire à l’autorité étatique ; d’autre part le libéralisme économique et la privatisation qui en découle en vertu desquels les réseaux de communication ne sont plus maîtrisés par les Etats ;

  • un modèle transnational ou global, affranchi des Etats, qui inclurait toutes les parties prenantes (modèle multi-stakeholder). Les États doivent nécessairement être impliqués, car, si les questions techniques peuvent être éventuellement laissées aux techniciens, les questions de sécurité impliquent nécessairement les États. L’ONU est un échelon pertinent, car il s’agit d’une enceinte de dialogue inclusif et de coordination des États sur les questions de sécurité. Mais l’Organisation doit s’adapter. Il est difficile de dire si elle en sera capable. Elle ne va probablement pas pouvoir pousser la machine multi-stakeholder très loin car les États refusent généralement de donner un rôle décisionnel aux acteurs non étatiques. Enfin, le modèle multi-stakeholder présente de nombreuses limites, avec un alourdissement de la machine entraînant des difficultés budgétaires.

Un débat s’engage entre les panélistes, qui notent que des conflits émergent. Internes d’abord, au sein des différentes instances, comme par exemple l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN) qui gère les noms de domaines. Externes aussi, entre les différents États. On observe un rôle croissant des intermédiaires privés qui régulent et filtrent les contenus. Mais peut-on laisser à la gestion d’un intermédiaire privé une infrastructure étatique ?

Là encore, se pose la question des compétences techniques. Pour assurer la souveraineté numérique, il faut nécessairement que les instances de contrôle soient des agences techniques et que les gouvernants deviennent des sachants du numérique. Selon Salwa TOKO, il faut commencer à exiger des gouvernants un certain savoir technique qui ne soitplus uniquement aux mains d’un ou deux conseillers. Cela permettrait de créer de nouvelles instances et de ne plus être seulement sur une position a posteriori mais plutôt a priori afin d’engager des réflexions prospectives. Frédérick DOUZET fait toutefois remarquer que les progrès technologiques sont rapides et qu’il y a un risque de déconnection de la législation par rapport à l’évolution technique. En outre, réguler Internet comme objet global est une chose ; encore faut-il le vouloir. L’Iran a réorganisé l’ensemble de l’architecture du routage de ses données, réussissant ainsi à compartimenter son réseau et à se couper du réseau mondial. L’Internet est-il un objet que l’on veut global ?

On observe une volonté de certains pays d’avoir une compartimentation, notamment dans les pays totalitaires. Mais il ne faut pas oublier que l’origine même du modèle américain n’est pas étrangère à cette peur. Quand on regarde l’évolution des géants américains, on observe qu’il y avait une forte volonté politique des États-Unis de faire émerger ces géants, notamment car ils servaient la politique de sécurité américaine, rappelle Salwa TOKO. Patrick JACOB fait valoir que les Etats Unis doivent adapter la manière dont ils produisent du droit pour être acceptés par d’autres avec une politique qui soit plus inclusive. Dès lors, les États autoritaires craignent de voir leur souveraineté diminuée au profit du monde occidental. L’Europe, pour sa part, n’a pas souhaité mettre en oeuvre sa souveraineté numérique, croyant dans le projet humaniste de l’Internet universel. Mais y a-t-il jamais eu un internet universel ? En réalité, non, selon Lucien CASTEX : il existe différents internets.

Dans cette multitude d’acteurs, il est donc difficile de lier acteurs privés et acteurs publics. Frédérick DOUZET évoque l’exemple de L’Appel de Paris lancé en novembre 2018 par le Président Emmanuel MACRON qui est une initiative assez inédite, puisque mixte. C’est l’appel d’un État soutenu par des acteurs privés, des ONGs et un certain nombre d’autres États. Quel peut-être le rôle de l’Appel de Paris ? Le Conseil National du Numérique a réfléchi à la possibilité de mettre en place une nouvelle instance de gouvernance à l’échelle internationale. L’Appel de Paris sera une nouvelle arène de discussion qui permettra de réfléchir à la mise en place d’une nouvelle instance de régulation. Mais cela ne règle pas la question du consensus qui manque parfois. Il ne faut pas attendre beaucoup de l’Appel de Paris : il ne dépassera pas les “points chauds”.

Débat avec la salle :

  • Questions relatives à la souveraineté numérique. Peut-on arrêter des pratiques attentatoires à la souveraineté numérique. La communauté internationale est-elle suffisamment mûre pour harmoniser les législations ? Comment mettre en place la souveraineté numérique ?

Une discussion s’est engagée entre les panelistes et le public sur la souveraineté à l’ère numérique. Selon certains la base de la souveraineté reste le peuple. Pour l’Internet on considère que tout citoyen du monde est concerné. La véritable question est donc plutôt celle de la représentation des citoyens. On peut douter de la capacité des institutions globales d’assurer la représentation de tous, ce sont donc aux États de relayer la parole des citoyens. Par ailleurs, se pose la question du savoir numérique : comment inclure les citoyens sur des sujets aussi techniques ? Patrick JACOB identifie deux aspects : l’indépendance des Etats et la souveraineté des peuples. Il y a toutefois un enjeu interne qui est de permettre au citoyen affecté de comprendre les décisions et la nécessité pour l’Etat de relayer la parole démocratique. Lucien CASTEX considère qu’il existe différentes formes de souveraineté numérique selon l’objet sur lequel elle porte.

  • Sur le rôle de l’ONU : organisation à compétence générale ou technique, limitée à la cybersécurité ?

L’ONU a travaillé sur deux aspects du numérique. La problématique du développement : accessibilité, inclusion, etc. et la problématique de la sécurité. Pour le moment, le numérique est traité de manière transversale par toutes les agences. Peut-être faudrait-il une agence verticale spécialisée. Mais l’ONU est aussi entravée par les acteurs privés qui souhaitent conserver leur mainmise sur le contrôle de leurs système

Deuxième Table Ronde – L’ONU et la gouvernance de l’internet : enjeux normatifs et politiques, avec Jean-Marc SÉRÉ-CHARLET, Denys-Sacha ROBIN, Francesca MUSIANI et François DELERUE, sous la présidence d’Anne-Thida NORODOM

Jean-Marc SÉRÉ-CHARLET, Directeur adjoint, Direction des Nations Unies, Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE)a d’abord dressé un panorama du travail onusien et de la France dans le domaine numérique. Le numérique est un secteur économique qui concerne l’ensemble des modes de vie, de consommation : il génère des opportunités positives mais aussi négatives. L’internet doit donc être régulé. Or il pose des défis spécifiques aux acteurs traditionnels de la régulation, notamment les États, notamment car il est dématérialisé.

Deux attitudes-types se dégagent en matière de régulation de l’internet :

–       Une approche inspirée par « l’esprit Silicon Valley » : pour ses tenants, les États sont dépassés et il faut laisser les acteurs s’auto-réguler ; mais cela pose des problèmes de droit, de fiscalité, de politique ;

–       Une approche visant un contrôle maximal : pour ses promoteurs, l’Internet faire l’objet d’un contrôle étroit de la part des Etats.

La France essaye de promouvoir un modèle équilibré de gouvernance, associant les États à l’ONU et visant en premier lieu la protection des citoyens. L’ONU semble être le lieu naturel pour mettre en place cette régulation car il s’agit du seul cadre universel regroupant l’ensemble des États et aussi parce que l’ONU, à travers ses nombreuses formes, traite l’ensemble des dimensions de l’activité humaine. Mais alors, quels sont les enjeux de la gouvernance de l’internet ? L’internet représente un enjeu économique, sécuritaire, juridique. L’ONU doit aussi veiller aux enjeux démocratiques et de souveraineté : lutte contre la désinformation, accessibilité, etc. Le travail onusien est assez large sur le domaine numérique car une multitude d’acteurs se sont saisis de ces questions, dans leurs domaines de compétence : ainsi, dès 1998, l’OMC a lancé un agenda e-commerce ;  l’UNESCO a décidé pour sa part de traiter des questions ayant trait à l’Intelligence artificielle (IA) ; l’OMS traite des enjeux  numériques dans le domaine médical. L’Assemblée générale et le Conseil des Droits de l’Homme ont pour leur part adopté des résolutions. De nombreux rapports sont établis par des groupes d’experts et des groupes de travail. Tous ces efforts sont toutefois loin d’être aboutis et nécessitent encore un important travail d’approfondissement et de mise en cohérence.

La France prend sa part du fardeau et fait valoir ses positions. Elle est très active sur les différents aspects concernés que ce soit en matière d’Intelligence artificielle ou de sécurité du cyberespace, avec le récent Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace.

François DELERUE, Chercheur, Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM), constate que sur le thème de la cybersécurité, l’ONU fait beaucoup. La question est de savoir si on peut étendre l’action de l’ONU à d’autres domaines ?

Sur la question de la cybersécurité, on voit certes un travail onusien, mais il ne doit pas éclipser le travail de tout un tas d’autres organisations (OTAN, UE, ASEAN, UA, OCS…). On voit aussi des initiatives non-étatiques et des initiatives du secteur privé (Microsoft), ainsi que des initiatives mixtes comme l’Appel de Paris qui permet de lier les initiatives étatiques et les autres.

A l’ONU, quatre thématiques principales sont abordées : l’établissement des mesures de confiance ; la mise en place des normes de comportement responsable ; le développement et le renforcement des capacités ; la question du droit international. Sur la question du droit international, on observe une polarisation entre deux groupes de pays (est et ouest). Le GGE de 2004 et GGE de 2016 ont échoué en raison des questions de droit international, car certains Etats refusent l’application de certaines règles de droit international, même si son applicabilité a été reconnue dans d’autres GGE. L’enjeu des négociations actuelles est d’éviter la militarisation du cyberespace. Deux processus parallèles sont alors lancés, avec un groupe de travail ouvert à composition non-limitée et un groupe restreint d’experts gouvernementaux. Il n’y a, pour lors, pas de consensus sur le régime juridique à appliquer. Certains pays exercent un double-jeu : ils dénoncent les autres pays pour leurs exactions cyber, mais sont eux-mêmes auteurs de cyberattaques. Les attributions sont faites sans analyse de la violation du droit international qui a été faite. Que sera la prochaine évolution des processus ? Va-t-on assister à une institutionnalisation des débats avec un organe permanent ? Pour ce qui est du problème du consensus, il réside dans le fait que l’on veut tomber d’accord sur tout, alors même que, dans les autres domaines, il n’y a pas toujours de définition définitive établie. Comment expliquer cette particularité de la question numérique ?

Denys-Sacha ROBIN, maître de conférences, Université Paris Nanterre, montre qu’il existe des problématiques que l’ONU ne peut gérer, comme la question fiscale. Il évoque ainsi la question de la taxation des grandes entreprises, identifiant plusieurs grandes dynamiques à l’oeuvre.

Une dynamique d’érosion de la base d’imposition du fait de la fuite des bénéfices : pourquoi les entreprises échappent-elles à la fiscalité ? Une première cause est technique et réside dans le fait que les entreprises numériques ont une portée internationale sans masse, avec un effet de réseau : plus il y a d’utilisateurs, plus ils génèrent du contenu, plus lesdites entreprises valorisent ces contenus et en tirent des revenus. Une seconde cause est juridique et réside dans l’obsolescence des règles juridiques en matière de fiscalité, avec le critère de la résidence ou à défaut d’un établissement stable sur le sol. Le problème est que cette notion s’identifie au moyen d’acteurs non-mobiles, c’est-à-dire d’une présence physique. Les activités numériques échappent donc à ce critère.

Face à cette dynamique, émergent des réactions institutionnelles et normatives. Tout se passe à l’OCDE puisqu’en raison du phénomène d’optimisation fiscale, le G20 a demandé en 2012 à l’OCDE de formuler des propositions. Sur un plan normatif, il y a en réalité deux types de mécanismes : une taxe fixe sur le chiffre d’affaire (CA) des grandes entreprises du numérique (ce que la France souhaite appliquer) ; une taxe reposant sur la modification des règles fiscales internationales pour y inclure le concept de « présence numérique significative » pour pouvoir imposer leur bénéfice. Des entreprises pourraient être taxées parce qu’elles seraient numériquement présentes : on pourrait par exemple utiliser le critère du seuil d’utilisateurs locaux ou de chiffre d’affaires local.

Cela pose des enjeux en termes de gouvernance pour l’ONU. Les opinions publiques sont choquées de voir les GAFAM non-imposées, mais les États sont victimes de schizophrénie fiscale puisqu’ils veulent préserver leurs recettes fiscales tout en attirant les entreprises. Il y a, en outre, un bras de fer entre les pays qui souhaitent la taxe et les États-Unis qui hébergent les entreprises. A ce titre, on peut analyser le bras de fer entre la France et les États-Unis, conduisant la France à suspendre sa taxe provisoirement en attente d’un accord en échange de la non-taxation des produits français exportés en Amérique.

L’ONU reste peu active sur la question de la fiscalité. Un comité d’experts sur la coopération fiscale a été mis en place mais n’a pas traité des questions numériques, sauf dans un rapport de 2017. Le Groupe de Haut niveau sur la coopération numérique traite de l’économie digitale inclusive et fait référence à la base d’imposition mais se limite à constater l’obsolescence des critères existants. L’intérêt de l’ONU dans ce domaine reste donc limité.

Francesca MUSIANI, chargée de recherche au CNRS, directrice adjointe du Centre Internet et société, souligne à quel point la question des Droits de l’Homme ne doit pas être laissée de côté. Actuellement, on commence à utiliser la notion de Droits de l’Homme dans les milieux techniques comme étant à inscrire dans les dispositifs techniques. L’idée est que tout être humain possède des droits inhérents à sa personne y compris dans son utilisation de l’Internet. Du point de vue de la technique, pour les ingénieurs, la question qui revient est celle de la neutralité de la technique : est-elle possible et comment la soutenir ? 

Le problème de la technique est qu’elle a une fin propre – l’efficacité – et que tout est moyen ; il ne s’agit pas pour autant de condamner la technique mais il faut déterminer les finalités de la technique en fonction de nos valeurs. Cela pose aussi la question des gardes-fous. Il y a un débat récurrent sur la centralisation et la décentralisation des réseaux qui renvoie à un vrai problème : celui de l’abus de pouvoir des acteurs centraux.

On ne peut pas se passer de la régulation technique. L’ONU a sans doute une défaillance car elle ne prend pas en compte le technique ; il faut allier technique et politique.

A la suite des présentations des intervenants, un second tour de table est organisé autour de la question de savoir comment améliorer le rôle de l’ONU ?

Selon Jean-Marc SÉRÉ-CHARLET, les matières sont diverses et les Etats divisés mais l’ONU est le seul acteur légitime et pas uniquement pour les Etats. Cette organisation détient la capacité de rassembler les acteurs, notamment du fait du leadership du Secrétaire général. La logique de la France est de s’appuyer sur l’ONU, de promouvoir des initiatives concrètes, de rappeler les principes du droit international plutôt que d’en créer et de réfléchir à la mise en œuvre pratique de ces principes. Même si le processus est lent, il est le seul qui fonctionne.

Denys-Sacha ROBIN considère que même si les travaux de l’OCDE sont assez complets et développés, le leadership de l’OCDE en matière fiscale n’empêche pas l’ONU de jouer un rôle et de mettre en place une gouvernance globale. L’ONU est toutefois tiraillée entre deux tendances : celle d’être un coordinateur “mou” des instances dans une logique de co-gouvernance avec les acteurs privés et celle d’être au sommet ou au cœur de l’architecture de la gouvernance de l’Internet. Il pourrait être utile d’avoir un organe inclusif identifiant des valeurs communes, capables de produire des directives à l’ensemble institutionnel.

François DELERUE déplore que l’ONU réinvente des initiatives sans prendre le temps de réfléchir à ce qui a été fait. L’ONU doit mieux coordonner la profusion d’initiatives et déterminer les forums les plus pertinents. Elle doit rendre opérationnel ce qui a été fait, comme par exemple les rapports du GGE qui ont été adoptés. Elle doit également acquérir en compétences techniques. A titre d’illustration aucune mention de la standardisation technique n’est faite dans les rapports de l’ONU. Enfin, il ne faut pas négliger le poids économique du secteur numérique et la présence des acteurs privés dans les différentes enceintes de négociation au sein de l’ONU.

Il y a, selon Francesca MUSIANI, deux défis que doit relever l’ONU. Etablir un lien entre le champ des acteurs concernés par la gouvernance d’Internet et d’autres champs de la gouvernance tels que le climat et l’économie. Il faut également traiter des questions de souveraineté numérique, dans ses aspects à la fois techniques et politiques. L’idée défendue par les Etats selon laquelle ils devraient reprendre le contrôle par l’indépendance technologique et parfois par l’isolement est contraire aux buts et principes de l’ONU.

Débat avec la salle

  • Faut-il créer un organe auprès du Conseil de Sécurité, au risque qu’il devienne purement politique ? L’ONU a-t-elle pris le bas-côté par rapport aux GAFAM ? Pourquoi l’ONU semble-t-elle frileuse vis-à-vis de l’Internet ?

L’ONU a les moyens mais ne les utilise pas, et la Russie a tout intérêt à instrumentaliser la question de la gouvernance. L’ONU a sans doute un rôle à jouer pour simplifier le cadre normatif. L’une des difficultés de l’ONU est qu’elle comporte 193 Etats et que toute discussion est le fruit de rapports de force. Mais sur quels autres organismes compter ? Il n’y a que l’ONU qui peut régler cette question. L’ONU doit se créer des compétences techniques.

La CNUCED a travaillé sur les entreprises transnationales mais il ne faut pas procéder par analogie avec les GAFAM car cela ne fonctionne pas. De fait, la question des entreprises transnationales est un tout petit sujet par rapport à l’Internet. Il ne peut y avoir un processus pour tout.

Enfin, cela ne sert à rien de créer un organe à part, car il y aura toujours, parmi les cyber-attaquants, un pays membre permanent du Conseil de Sécurité (P5).

  • Est-il envisageable que le groupe de travail créé sous l’impulsion américaine puisse faire valoir une vision différente que celle prônée par Washington ?

L’échec du groupe de travail s’explique par les efforts russes, chinois et cubains pour créer un groupe de travail à composition non limitée qui permettrait à la Russie et à la Chine d’avoir la mainmise sur les non-alignés.

  • Sur l’évolution du droit international de l’Internet

La technicité de l’objet semble entrainer une complexification du droit. Il faut penser l’accessibilité du droit de l’Internet. Il y a également une crainte quant à la privatisation du droit. Il est suggéré de simplifier le cadre normatif commun et de se concentrer sur les grands principes du droit international.

Francesca MUSIANI considère qu’il n’y a pas une gouvernance de l’Internet mais trois niveaux de gouvernance : le système technique, le support des activités culturelles, économiques et sociales et l’échange politique.

Résumé des conclusions de M. Henri VERDIER, Ambassadeur pour le numérique

Il faut conserver notre grand attachement à l’ONU car cette instance demeure être une plateforme globale où l’on peut y entendre les pays inquiets de l’internet qui ont l’impression de subir ces mouvements colonialistes, au même titre que les grandes puissances leaders du numérique.

Le gouvernement français conduit une diplomatie numérique. C’est d’abord reconnaître que la souveraineté et la prospérité des États sont lourdement déterminées par le numérique, et que les relations diplomatiques sont aussi impactées. La diplomatie numérique permet d’évoluer sur ces sujets. Elle traite à la fois des enjeux de sécurité (régulation des contenus dangereux etc.) et des enjeux d’économie. La nouveauté du numérique bouleverse, car on ne peut procéder par analogie. Lier les débats sur le nucléaire aux débats sur le numérique n’a, par exemple, aucun sens. Il n’y a pas de “combat de guerre froide”.

La question de la gouvernance de l’Internet est traitée dans des dizaines d’enceintes et implique une forme de multilatéralisme technique à travers des organismes spécialisés (OMPI, ICANN…). On observe un besoin de recréer des processus de décision.

Cela pose aussi la question de la place des États. Faut-il laisser aux grandes entreprises du numérique le contrôle de leur système ? Non, les États ont une part à prendre car le peuple a choisi des représentants pour faire valoir leurs droits et la loi qui s’applique pour eux dans tous les domaines de la vie. Les États doivent avoir du pouvoir. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils doivent tout contrôler.

La position française sur cette question s’aligne sur celle de ses alliés : le droit international doit primer et doit être réadapté face aux nouveaux enjeux. Il faut améliorer la sécurité du cyberespace et recomposer les cadres normatifs face à une réalité qui leur échappe. L’Etat doit pouvoir demander des comptes : sur la question de la neutralité par exemple, avec les réseaux sociaux ; sur la question fiscale, avec les GAFAM.

Trois remarques ont été formulées. Il faut continuer à défendre un Internet neutre, libre, ouvert et unifié mais pour le protéger il faut assumer le fait qu’il y a des problèmes dans le numérique : des utilisations malveillantes et des business modèles qui menacent ces caractéristiques. De plus, Internet est devenu privé et commercial, reposant sur une économie de l’attention. Réguler ces activités ne contredit pas la neutralité de l’Internet et il faut demander de la transparence. Le modèle de gouvernance multi parties prenantes doit être repensé à la racine pour instaurer de la démocratie. « Companies are not people ». Les entreprises font des profits mais ne sont pas là pour décider de l’intérêt général.

Enfin, pour assurer la gouvernance numérique, il faut penser le numérique de manière numérique, avec un savoir technique, qui implique que des nouvelles instances puissent arbitrer les sujets en alliant technique et politique.